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RACE, RACISMES & RACIALISATIONS (3R)

Enjeux conceptuels et méthodologiques

  

La réalisation de cette journée d’études s’inscrit dans le cadre du projet « Dire le racisme » (DIRA)1 porté par l’Université Côte d’Azur – URMIS avec le soutien de l’Institut Convergence Migrations (ICM), ainsi que de l’Université de Lille. Elle s’inscrit par ailleurs à l’intérieur de l’axe « Processus de racialisation » du département INTEGER de l’ICM dont les travaux convergent autour de questionnements empiriques, conceptuels et méthodologiques liés aux processus de construction des catégories ethnoraciales, de discrimination et de racialisation, au prisme des rapports d’inégalité et de pouvoir. La journée d’étude propose de revenir sur ces questions en plaçant la focale délibérément sur des enjeux conceptuels et méthodologiques que nous proposons de formaliser à un triple niveau :

1/ Enjeux définitoires, conceptuels et méthodologiques soulevés par les notions de race- racismes-racialisations à partir du constat de leur plasticité et d’une ubiquité sémantique dans un contexte de forte internationalisation ; 2/ Démarches profanes et politiques de catégorisation du racisme, incluant un questionnement sur les mutations contemporaines et plus anciennes de ses logiques, ainsi que sur l’émergence de « nouveaux racismes » ; 3/ (D)énoncer le racisme autour d’interrogations portant sur les figures historiques qui cristallisent l’émergence d’une conscience collective sur ces questions, tout comme les logiques ordinaires et plus individuelles de « dire » ou « ne pas dire » le racisme.

Définir – catégoriser – (d)énoncer forme ainsi une large grille problématique à partir de laquelle les contributeur.rice.s de cette journée pourront aborder leurs objets de recherche respectifs, dans une démarche également marquée par le parti pris de la pluridisciplinarité qui se construit au croisement de l’histoire, l’anthropologie, la sociologie, la psychologie sociale, le droit, la science politique. 

1).  Définir race, racismes & racialisations : enjeux conceptuels et théoriques

Un premier axe à investir consiste en une discussion critique de la précision conceptuelle et terminologique des principaux outils analytiques. En effet, alors que les spécialistes discutent pour savoir si les sciences sociales disposent ou pas d’une théorie intégrée en matière de race et racisme (Golash, 2016), une incursion rapide dans le corpus académique consacré permet de constater l’absence de consensus stabilisé à l’endroit des principaux concepts dans le champ : race, ethnicité, racisme, (anti-)racialisme, rac(ial)isation, voire ethno-racialisation. A titre d’illustration, un exemple attire l’attention autour du doublon que constituent, dans les corpus francophone et anglophone, les notions de racisation et racialisation : de conception française (Guillaumin, 1972 ; De Rudder et al., 2000 ; Poiret, 2011 ; De Rudder, 2019), la racisation est dès les années 1980 doublée de ce qui semble être son équivalent anglais, racialisation (Barker, 1981 ; Miles, 1984 ; 1989), qui s’impose à la faveur de dynamiques d’internationalisation. Leurs usages sont-ils cependant synonymes ? Si la racisation semble indiquer un processus de naturalisation de différences socialement construites (Juteau, 1999), la racialisation serait, elle, la connotation en des termes raciaux de tout processus d’interaction sociale. Cette tentative binaire de définition est-elle cependant satisfaisante ? Lorsque l’on sait par exemple, d’une part, qu’elle ne se traduit pas en chaque langue. Et que, d’autre part, le qualificatif « racial » peut être lui-même sujet à débats et à critiques. Sur l’ensemble de ces questions, ébauchées ici de manière délibérément succincte et schématique, ainsi que d’autres où le consensus semble se dérober, il s’agira d’explorer les manières de cartographier ces conventions d’usage différenciées - en fonction de critères géographiques ou linguistiques, mais aussi théoriques et épistémologiques.

2).  Enquêter sur le racisme : effets de méthode et de statut de l'enquêteur.rice

Liée à la question conceptuelle, apparaît celle de la méthodologie : quelle posture « idéale » pour le.la chercheur.se en sciences sociales sur ces sujets ? Comment appréhender les effets différentiels de l’étiquetage racial de l’enquêteur.rice et de l’enquêté.e, pour quel impact sur le matériau collecté ? Comment les catégorisations genrées ou liées à l’âge croisent-elles en la matière celles liées à la race ? Avec, en creux, la question de la blanchité, comme identité « neutre », ou à son tour racisée, selon les contextes d’intervention, soulevant une interrogation sur les stratégies, l’intérêt et les opportunités de renégocier ces assignations.

Si l’effet du rapport enquêteur.rice-enquêté.e fait l’objet d’une importante littérature, les travaux français se sont jusqu’à présent prioritairement penchés sur l’impact de la classe et du genre, délaissant les enjeux de race. Or la littérature américaine abonde sur le sujet et atteste de l’effet du statut racial de l’enquêteur.rice sur la réponse des enquêté.e.s, notamment lorsqu’il s’agit de questions qui ont trait à la race (Hyman 1954, Anderson, Silver, et Abramson 1988; Rhodes 1994; Davis 1997; Savage 2016), induisant des effets notables d’atténuation et même d’évitement (Schuman et Converse 1971; Hatchett et Schuman 1975).

Ces effets ne sont cependant pas les seuls et ne jouent pas de manière univoque. Aux rapports de race s’ajoute une nécessaire prise en considération d’autres rapports sociaux tels que la classe, le genre ou encore l’âge. De plus, la « proximité raciale », tout comme sociale, peut s’avérer parfois inefficace et contre-productive, lorsqu’elle favorise le non- dit ; cependant que la « divergence raciale » peut à l’inverse susciter un souci plus marqué d’explicitation. Cet axe s’intéresse donc tout particulièrement aux enjeux méthodologiques soulevés les rapports sociaux de race qui se jouent dans la relation d’enquête. Il interroge les effets combinés de la race, du genre, de la classe, et de l’âge sur les matériaux recueillis, mais aussi la manière dont les individus racisés qualifient leurs expériences de racialisation face à l’enquêteur.trice. 

3).  Qualifier le racisme : catégorisations profanes et politiques

Enquêter sur le racisme et les discriminations, que ce soit par des moyens qualitatifs mais, plus encore, statistiques pose la question de l’identification et de la qualification des actes et des situations vécues par les sujets racisés. Que déclarer, qu’ose-t-on dire et comment le dire ? Nombre d’expériences rapportées, qualifiées de racistes ou discriminatoires par les chercheur.se.s ne sont pas désignées comme telles par les enquêté.e.s (Eckert, 2011 ; Cognet et Eberhard, 2013). De la même manière, les récits d’expérience et la mesure quantitative du racisme posent la question des distinctions pratiques opérées par les individus entre racisme et discrimination (Primon, Simon, 2020). Dans l’exploitation des données, il n’est pas rare d’observer des concordances, mais aussi des discordances entre ces deux phénomènes, comme si les discriminations n’étaient pas associées à du « préjugé en acte ».

 Dans un autre registre, se pose la question de l’ubiquité sémantique, mais aussi politique, des catégorisations du racisme et de la discrimination, avec des travaux récents qui soulignent les tendances à leur « banalisation ». En lien avec la forte charge de condamnation morale attachée au racisme, cela aboutit de manière paradoxale à une labilité et une inflation catégorielles plus grandes, dans une démarche d’universalisation sans limite de la logique du tort subi, comme du préjugé. Le racisme « anti-blanc » ou

« inversé » en offre une illustration immédiate, à laquelle l’on peut ajouter le « racisme anti-jeunes » ou « anti-ouvriers ». Tout se passe comme si, « victimes de leur succès » (Cooper 2004 ; DiAngelo 2011), les territoires traditionnels de l’antiracisme ont été colonisés, à la faveur d’une rhétorique conservatrice, par de « fausses   minorités » - des groupes socialement puissants qui s’auto-interprètent en termes de vulnérabilité (Blancs, mais aussi chasseurs, fumeurs, masculinistes, pères en quête d’égalité).

Ces tendances s’accompagnent d’une propension à la dénégation plus grande de la qualification même des expériences et des actes comme relevant du racisme (Mondon & Winter, 2017). A tel point que le « non-racisme » serait aujourd’hui devenu une expression privilégiée de la stratification ethnoraciale (Lentin, 2019), soulignant        la « débattabilité » (Titley, 2018) accrue de ce qui relève ou non du racisme.

Si les logiques historiques de celui-ci ont varié – racisme biologique ou « universaliste » (racisme colonial) versus racisme différencialiste ou culturel (Barker, 1981 ; Wiewiorka, 1991), et aujourd’hui « racisme sans racistes » (Bonilla-Silva, 2003) ou « non-racisme » (Lentin, 2019) – la succession chronologique ne devrait pas être considérée comme donnée. Le racisme biologique ou scientifique n’est pas enterré, comme en témoigne le regain des idéologies suprémacistes, ainsi que de la « science raciale » (Saini, 2019). Alors que le renouvellement de puissantes hiérarchies raciales s’accompagne d’une individualisation du préjugé (Alexander, 2018), nombreux sont ceux qui ont pourtant proclamé l’avènement d’une ère « post-raciale ».

Dès lors, comment appréhender le racisme contemporain « dans ses fondements historiques, sévérité et pouvoir » sans courir le risque de voir se creuser une « culture de l’équivalence raciale » (Song, 2013) ? Comment étudier le racisme à l’œuvre entre groupes minoritaires ? Le concept de discrimination qui insiste, au delà des représentations, sur les effets concrets induits par une disparité de traitement dans les pratiques peut-il nous aider à mieux l’appréhender ? Ou, compte tenu de la logique de « réversibilité » qui affecte ses propres catégories, peut-il à son tour être happé par le mouvement esquissé à la fois d’individualisation et d’universalisation des logiques de tort subi et de préjugé ?

4).  (D)énoncer le racisme : expériences vécues et figures historiques

Un autre axe problématique que nous proposons d’investir recoupe les questions de prise de conscience et d’énonciation du racisme, à la fois dans des logiques ordinaires et individuelles de « dire » ou « ne pas dire » le racisme, et dans des aspects historiques de cristallisation d’une conscience collective.

Dans une approche centrée sur l’interaction sociale et l’expérience vécue du racisme et de la discrimination raciste, nous nous demanderons d’abord quelles sont les postures, les différents « faire-face » (Epiphane, Jonas et Mora, 2011) des personnes racisées ? Que nous apprennent les enquêtes en la matière ? Quels outils permettent d’identifier une situation comme raciste et de se sentir légitime à la qualifier et à la dénoncer comme telle ? Quel sens prennent ces situations, mais aussi : que faire ? Comment réagir, s’adapter, contourner, combatte (Cognet et Eberhard, 2013) le racisme qui s’exprime en paroles et en actes ? Qu’en est-il, par exemple, des pratiques discursives qui consistent à mettre à distance le racisme subi en y trouvant des justifications extérieures ? A contrario, comment y fait-on face, comment s’y oppose-t-on ? Comment expliquer l’émergence du sentiment de subir une injustice collective et la conscience d’un racisme systémique ? Plus largement, dans ce quatrième axe nous chercherons à approfondir la connaissance des formes de subjectivation, de prise de conscience et de politisation des rapports de race par les personnes racisées. Nous nous demanderons dans quelle mesure (d)énoncer le racisme est variable suivant les contextes nationaux et dépendant des cadres socio- historiques (Lamont et al., 2018) et politiques. 

En effet, un questionnement parallèle propose de caractériser les moments historiques, marqués par des expressions du racisme portées à leur paroxysme – ainsi qu’une prise de conscience éventuelle de leurs effets – afin d’en analyser les facteurs et les caractéristiques. Cette mise en perspective pouvant permettre de mieux saisir, ou en tout cas d’interroger, les spécificités de la période actuelle. En France, les racismes « de crise » des années 1930, puis 1973-1974 (Gastaut, 2000), masquent ainsi des formes embryonnaires, violentes ou au contraire larvées, qui trouvent avec « les temps difficiles » une certaine légitimité à s’exprimer. Mais l’illusion économiste, quant à l’origine de ces maux, précipite aussi des prises de conscience publiques qui, par la découverte « soudaine » des effets du racisme, le rendent pour un temps dicible. Dans une perspective historique, ces configurations cristallisées peuvent être étudiées à l’aide de supports multiples qui allient aux sources historiographiques traditionnelles celles d’une production cinématographique et visuelle, d’une histoire culturelle populaire incluant également les pratiques sportives. Un questionnement complémentaire serait alors de savoir quelles traces ces récits et témoignages d’expérience ont-ils éventuellement laissées dans les travaux universitaires mobilisant la question de l’histoire migratoire au cours des dernières années. Comment l’expression du racisme par les acteurs racisés a-t- elle trouvé ou pas à s’incarner à l’intérieur du corpus académique consacré ?

Bibliographie:

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